Le 6 février a marqué le dixième anniversaire d’une mésaventure de Lewis Hamilton : son histoire avec Mercedes avait plutôt mal commencé. Au bout de seulement 15 tours au volant de la nouvelle W04 pour 2013, Hamilton avait bloqué ses roues dans le virage de Dry Sack à Jerez. Il avait traversé le bac à gravier, tout droit jusqu’au mur. Le Britannique était sorti de sa monoplace, qui n’était pas très abîmée, mais Mercedes avait déjà vu son roulage restreint par un pépin électrique la veille avec Nico Rosberg au volant.
Cela n’était pas prometteur, et pourtant a suivi une success story parmi les plus célèbres de la F1 : à partir d’une campagne 2013 difficile ont été remportés six titres mondiaux, 82 victoires et 77 poles. Mercedes a même décroché huit couronnes chez les constructeurs, s’étant propulsé devant la concurrence lorsque l’ère V6 hybride a chamboulé la hiérarchie en 2014.
Ce conte, tout le monde le connaît. Tout comme le fait que Hamilton a décidé de quitter McLaren en partie parce qu’il était frustré par son manque de résultats lors d’une période marquée par la suprématie de Sebastian Vettel et , qui ont fait oublier les prouesses de l’Anglais à ses débuts. Il y a dix ans, personne ne pouvait prévoir à quel point la décision de Hamilton allait être cruciale pour écrire sa légende – malgré ses 21 victoires et son titre mondial, il n’avait simplement pas encore atteint ce statut.
Dans un sport aussi complexe que la course auto, il y a de nombreuses manières d’être un grand pilote. Mais en Formule 1, l’une d’entre elles doit être d’être champion avec plusieurs écuries. C’est relatif : la loyauté de avec quatre constructeurs à une époque où le succès passait plus vite d’une équipe à l’autre. Mais dans l’ère moderne, les champions couronnés avec plusieurs écuries ne sont que deux : Michael Schumacher et Lewis Hamilton. D’après ce critère, les dix années de Hamilton chez Mercedes ont bel et bien forgé sa légende. Comme toujours, les choses sont plus complexes en F1, mais en l’occurrence, elles sont d’autant plus impressionnantes.
Lees dix premières saisons de Hamilton avec Mercedes, avec une W04 qui dévorait ses pneus pour commencer et la W13 souffrant de marsouinage en dernier, peuvent être divisées en quatre chapitres.
Lewis Hamilton au volant de la Mercedes W04, avec laquelle il a remporté une seule victoire en 2013
Tout d’abord, il s’agissait pour Hamilton de tourner la page vis-à-vis de l’équipe qui l’a formé. En tant qu’écurie d’usine Mercedes, McLaren lui a fait gravir les échelons et lui a permis d’acquérir des compétences précieuses grâce un programme d’essais majeur qui a libéré son immense potentiel. Mais la pression était là. Hamilton devait gagner dans toutes les compétitions, sans quoi il aurait été remercié. Il l’a fait, couronné en Formule Renault, Formule 3 et GP2 après avoir remporté les championnats britannique, européen et mondial de karting. Il est ainsi arrivé en Formule 1 avec une belle réputation qu’il a immédiatement justifiée en faisant l’extérieur à Robert Kubica et à Fernando Alonso dès le premier virage de la saison 2007.
Cependant, Hamilton avait l’impression de n’être “qu’un employé” chez McLaren à cause des commentaires du grand patron Ron Dennis, alors qu’il voulait devenir une star telle son idole Ayrton Senna. En même temps, ce pur produit de Woking s’est trop souvent appuyé sur son équipe pour prendre des décisions importantes en course. Cela lui a probablement coûté le titre dès sa première saison lorsqu’il est sorti de la piste avec des pneus pluie usés jusqu’à la corde au Grand Prix de Chine 2007.
Il n’est pas surprenant que Hamilton se remémore ce moment comme celui où il a compris que “la plupart du temps, mon instinct a raison”. Dans des conditions similaires, au Grand Prix de Turquie 2020, il allait décider de ne pas chausser de pneus intermédiaires neufs et remporter une belle victoire ainsi que son septième titre mondial. Cela montrait le chemin parcouru et le leader qu’il était devenu.
À en croire les articles de 2013, Hamilton avait l’enthousiasme de quiconque fait un choix de carrière aussi important que celui-ci. Mais il savait ce qu’il allait gagner en quittant son entourage de Woking : chez Mercedes, il a eu la liberté de laisser cours à ses passions quand Ron Dennis, lui, était très strict (même ce dernier avait quitté McLaren, notamment en raison de la détérioration de sa relation avec Hamilton).
Dès 2014, des membres de l’écurie Mercedes expliquaient à quel point Hamilton s’était bien intégré à l’équipe, avec d’ores et déjà une très bonne relation avec le directeur d’équipe Toto Wolff – qui n’était pas là lorsque l’Anglais a signé son contrat. Mais sous la pression de la lutte pour le titre, la relation jadis étroite avec Nico Rosberg s’est pour sa part détériorée. La mini-ère suivante de la décennie de Hamilton chez Mercedes est celle qui s’est parfois transformée en guerre interne. Wolff a peiné à calmer les ardeurs de ses pilotes.
Une fois que Rosberg a pris sa retraite après avoir tout donné pour vaincre son coéquipier en 2016, la F1 elle-même a changé : les hideux châssis à faible appui ont été remplacés par des monoplaces à l’aéro très développée, avec lesquelles Hamilton a continué d’écrire sa légende. Cette réglementation a replacé la Scuderia Ferrari de Sebastian Vettel aux avant-postes, tandis que Max Verstappen et Daniel Ricciardo ont régulièrement posé des problèmes à Mercedes au volant des Red Bull. L’avance de Mercedes sur la concurrence s’est réduite, mais celle de Hamilton a crû : il a résisté à la menace Vettel en 2017 et a anéanti la meilleure chance de titre de Ferrari depuis de longues années la saison suivante.
À partir de 2019, Hamilton était certainement à l’apogée de son talent. La W11 dotée du DAS a rendu aux Flèches d’Argent l’avance qu’elles avaient au début de l’ère hybride, permettant à Hamilton de battre des records en 2020, notamment le tour le plus rapide de tous les temps à Monza.
Hamilton était à son apogée en 2019
Puis est arrivé 2021, qui a démontré de nouveau la nature cyclique de la F1 : la mémorable lutte pour le titre entre Hamilton et Verstappen était encore une fois celle d’un jeune loup qui met à l’épreuve un vétéran expert. Contrairement à l’énigmatique Kimi Räikkönen ou au rusé Fernando Alonso, Hamilton est un personnage qui a beaucoup changé sous les projecteurs de la F1. Face à Verstappen, on l’a vu évoluer à son tout meilleur niveau, tout en modifiant son approche post-Rosberg de céder pour éviter les accrochages, afin de se montrer aussi féroce que Verstappen. Sans la pagaille créée par un officiel à Abu Dhabi, ses efforts auraient été récompensés par un huitième titre mondial et une gloire sans précédent en F1.
Les destinées de Hamilton et de Mercedes en Formule 1 seront toujours étroitement liées. Qui mieux que l’équipe avec laquelle il a signé à 28 ans pour comprendre comment il a évolué en son sein ?
“Nous aimons tous à penser que nous progressons au fil de notre carrière, et si nous avions su il y a dix ans ce que nous savons aujourd’hui, je pense que nous aurions tous eu plus de succès”, déclare Andrew Shovlin, directeur de l’ingénierie piste, à Motorsport.com. “Lewis, en tant que pilote, consacre beaucoup d’efforts à chercher d’où va venir cet avantage. C’est son amour de la victoire qui engendre cette quête constante de la manière dont il peut aborder une saison en étant un pilote encore meilleur que lors de la précédente. Il ne veut pas être battu.”
“Il est désormais très impliqué dans le processus d’ingénierie, il parle à tous [les départements] – tels ceux de l’aérodynamique et de la dynamique du véhicule. Il connaît très bien tous les membres de l’équipe et il sait où aller pour poser des questions et donner du feedback.”
Il y a un sous-entendu dans les propos de Shovlin : quand il a rejoint Mercedes, Hamilton n’était pas aussi impliqué que maintenant dans les processus d’ingénierie. Bien sûr, tout cela est très relatif. L’écurie et ses capacités se sont développés avec un succès considérable. Même en 2013, Hamilton est catégorique sur le fait que personne ne réglait sa voiture à sa place. Au contraire, il était clairement frustré que son rival Rosberg profite de voir sa télémétrie et puisse s’y adapter.
Tout au long de sa carrière en Formule 1, Hamilton s’est montré clair sur le fait qu’il ne manquait pas de motivation. Les défaites douloureuses de ses années de vache maigre chez McLaren semblent avoir contribué à l’implacable accumulation de victoires et de titres avec Mercedes. Et depuis sa défaite face à Rosberg en 2016, particulièrement vu la manière dont des circonstances hors de son contrôle y ont contribué, Hamilton a une marque de fabrique claire : surmonter cette malchance.
Une série de sept victoires consécutives (trois fin 2015, quatre début 2016) a grandement contribué au titre de Rosberg, et Hamilton ne l’a pas oublié lorsqu’il est revenu aussi vite que possible après avoir été affecté par le COVID-19 fin 2020. Dans les deux cas, il a fait de son mieux pour améliorer ses résultats en qualifications afin de se faciliter la vie le dimanche, où sa science de la course est évidente.
Hamilton a rapidement fait son retour en piste après avoir eu le COVID fin 2020
“Cette défaite [face à Rosberg] a dû être difficile pour Lewis, et si l’on passe cette année en revue, beaucoup de choses étaient hors du contrôle de Lewis, une casse moteur malheureuse à un certain moment [alors qu’il menait le GP de Malaisie 2016, ndlr] l’a mis en difficulté”, ajoute Shovlin.
“Je pense que le mécanisme selon lequel il cherche toujours à progresser a toujours existé, la différence est qu’il s’est rendu compte de tout ce qu’il pouvait tirer de l’équipe et de son entourage pour contribuer à cette phase d’apprentissage et d’amélioration. C’est ça le truc : il est de plus en plus à l’aise, bien installé dans l’équipe ; il va volontiers parler à différentes personnes de différents domaines, avec confiance. Il s’appuie sur les ressources de manière plus efficace. Mais en fin de compte, s’il trouve un domaine où il pense ne pas être suffisamment bon, il résout le problème en travaillant dur.”
“La quantité de travail que doit faire un pilote de nos jours en dehors de la voiture… comprendre ce que vont faire les pneus, ce qu’il doit faire pour bien les gérer, comment les mettre à la bonne température en qualifications : cette charge de travail est bien plus élevée que jamais auparavant. Et très souvent, on voit Lewis être l’un des derniers pilotes, voire le dernier, à quitter le paddock. Il s’assure avec obstination de savoir ce qu’il doit faire.”
Avec le recul, les inquiétudes de nombreux observateurs quant au choix de carrière de Hamilton, par exemple “un mode de vie qui affecte son pilotage” (selon ce qu’a publié Autosport le 4 octobre 2012), n’avaient pas lieu d’être. En recrutant le pilote britannique, Ross Brawn avait raison de ne pas s’inquiéter. Encore fallait-il que Mercedes produise la voiture la plus compétitive et que Hamilton retrouve son meilleur niveau.
Abordant désormais sa 11e saison chez Mercedes, on peut dire que c’est exactement ce qu’il a fait. En dix ans à Brackley, Hamilton est véritablement devenu unique. Il a même fait paraître les Flèches d’Argent meilleures qu’elles ne l’étaient vraiment, s’imposant avec les diva qu’étaient la W08 en 2017 et la W12 de 2021, sans flancher face aux menaces Vettel/Ferrari et Verstappen/Red Bull.
Il y a malgré tout eu quelques bévues, comme à Imola et à Bakou en 2021, ou encore à Spa-Francorchamps en 2022. Elles étaient fréquentes chez McLaren et il y semble y avoir une légère recrudescence : les plus belles années de Hamilton sont-elles derrière lui ?
L’Anglais est d’ailleurs parfois lunatique. Lors d’une conférence de presse, il a affirmé avoir la mémoire courte, mais il se rappelait en détail des messages radio et des évolutions dans une autre intervention auprès de la presse. L’an dernier, à Singapour, il a tenu à expliquer que ce n’était pas là qu’il avait décidé de signer chez Mercedes, malgré son abandon sur défaillance de la boîte de vitesses, mais plutôt “assis en Thaïlande dans un endroit très paisible, j’ai eu la révélation que j’allais faire ce saut”, ayant été approché par Brawn et par le président non exécutif de Mercedes, . Il a ressenti le besoin de clarifier les choses à ce sujet.
La W12 de 2021 avait beau être une diva, Hamilton a eu beaucoup de succès avec elle
Alors que la W14 sera bientôt dévoilée à Silverstone, la F1 est sur le point de découvrir la force de caractère qu’ont donnée ces dix années chez Mercedes à Hamilton. La lutte avec Verstappen n’a pas duré une seconde saison à cause des déficiences de la W13 l’an passé, même s’il était clair au Brésil qu’en leur donnant l’opportunité de se battre, les choses n’avaient changé ni pour l’un, ni pour l’autre.
Hamilton a reconnu fin 2022 qu’il n’avait pas évolué à son meilleur niveau mais a affirmé que c’était dû en partie à sa quête de résolution des problèmes de la première Mercedes à effet de sol, s’efforçant de motiver les troupes. Son coéquipier George Russell ayant mené la W13 à la victoire, les efforts de Hamilton ont été indirectement récompensés.
L’instabilité au freinage a pu décontenancer le pilote Mercedes au fil de sa carrière, et c’était certainement le cas en 2022. Les temps forts qu’il a connus au Castellet, à Zandvoort, à Austin et à Mexico n’en étaient que plus impressionnants, même si la victoire lui a échappé pour la toute première fois lors d’une saison complète.
À ce stade, l’écurie Mercedes sait ce dont elle dispose en Hamilton le pilote. Mais que pensent les nombreux fans de F1 de Hamilton la superstar ? Par rapport à nombre de ses pairs qui ont le budget et les relations nécessaires, son histoire est véritablement captivante. Hamilton reste le seul pilote noir à avoir couru en Formule 1 et vient d’un milieu modeste, ce qui ne l’a pas empêché de dominer un sport élitiste. Rien que ça, c’est impressionnant. Ajoutez à cela son style de pilotage agressif et rapide (bien qu’il soit moins visible chez Mercedes qu’à l’époque McLaren, avec des monoplaces plus légères et des pneus plus robustes). Pas étonnant qu’il soit populaire !
Son envergure médiatique est également impressionnante, avec plus de 30 millions d’abonnés sur Instagram. Son histoire s’est écrite à l’ère des réseaux sociaux, contrairement aux champions qui sont arrivés avant lui. Cela lui a fait gagner des fans mais l’a rendu vulnérable à la toxicité des clans adverses. Il a profité du pouvoir des réseaux sociaux pour communiquer directement avec les gens, et cela lui a donné la confiance de traiter les sujets qui lui tiennent à cœur.
Tout bien considéré, Hamilton est la seule véritable mégastar de la F1, aussi à l’aise dans le cockpit que dans les talk-shows ou auprès de la famille royale britannique. En parallèle, il crée ses lignes de vêtements, de la musique en tant que XNDA, et a ses propres équipes sportives en Extreme E et en NFL, où il est copropriétaire des Broncos de Denver. Charmant, il se méfie quand même des médias et n’hésite pas à les rabrouer si nécessaire.
Hamilton est la seule véritable mégastar de la F1
Hamilton a bien conscience du fait que ses messages peuvent être des sources d’inspiration, ce qui a pris du sens chez Mercedes : il a mis un terme à l’époque où il faisait une référence irréfléchie à Ali G dans le contexte d’une pénalité ou publiait sur Twitter la télémétrie de McLaren en qualifications au Grand Prix de Belgique 2012. Le Britannique a utilisé ses plateformes pour défendre de nombreuses causes sociales et environnementales ; il a établi et financé la Commission Hamilton ainsi que Mission 44.
Dans l’horrible polarisation du monde actuel, certains voient Hamilton comme un hypocrite car il est un pilote à succès qui met en lumière les maux de la société. Pourtant, ça ne le rend que plus intéressant. En 2020, il a reconnu à notre micro que la quête incessante de changement pouvait “saper son énergie”, mais il n’a pas l’intention de s’arrêter là pour autant.
Mercedes a vraiment le mérite d’avoir permis et aidé Hamilton à devenir sa propre étoile (à trois branches). On n’oubliera pas combien l’Anglais était reconnaissant que l’écurie, malgré la structure corporate colossale de la marque qui se trouve derrière, ait peint ses monoplaces en noir pendant deux ans pour souligner la quête de diversité en sport auto alors que le monde subissait la pandémie de COVID-19. Clairement, le jour où il quittera le foyer que sont Mercedes et la Formule 1 pour lui sera difficile.
“Ce sera vraiment, vraiment dur quand j’arrêterai la compétition”, a récemment déclaré l’intéressé dans le podcast On Purpose. “Cela fait 30 ans que je cours. Quand j’arrêterai, qu’est-ce qui pourra être à ce niveau ? Rien ne sera aussi bien que d’être dans un stade, à une course, au sommet de ce sport et à l’avant de la grille ou de remonter le peloton, et les émotions que cela engendre. Quand j’arrêterai, cela laissera un trou béant, alors j’essaie de trouver des choses qui pourront remplacer ça et être tout aussi gratifiantes.”
Nous en sommes encore loin. Hamilton déclarait en fin d’année dernière prévoir de signer un nouvel accord pluriannuel avec Mercedes. D’après Wolff, ce sera fait prochainement, lorsque “nous serons de retour en Europe, poserons le front l’un contre l’autre, nous chamaillerons puis quitterons la pièce avec de la fumée blanche au bout de quelques heures”. Le contraste est frappant avec 2012, lorsque la compagnie XIX Entertainment qui gérait la carrière de Hamilton avait contacté Red Bull et Ferrari en son nom, sans succès. Désormais, il négocie ses propres contrats.
Il reste une mini-ère à venir pour Hamilton chez Mercedes. Compte tenu de tout ce qui s’est passé jusqu’à présent, elle sera passionnante – pour lui et pour nous.